La stratégie de maintien de l’ordre face aux black blocs
L’évolution de la stratégie de maintien de l’ordre face aux black blocs
Mercredi 10 septembre 2025. A proximité de la gare du Nord à Paris, une compagnie d’intervention charge violemment une tête de cortège. Les boucliers percutent les premières lignes, qui reçoivent une pluie de coups de tonfas. Les images, diffusées sur les chaines d’info et un peu partout sur les réseaux sociaux, suscitent les protestations militantes, sous l’hashtag « violences policières ». Non sans une certaine mauvaise foi vu la tenue des premiers rangs : vêtement noirs, lunettes de protection, foulards pour dissimuler le visage etc.
Les habitués des manifestations savent en effet parfaitement ce qui se joue ici. Cette intervention musclée n’est que l’évolution stratégique d’une opération de maintien de l’ordre face à la constitution d’un black bloc, phénomène revenu sur le devant de la scène à chaque mouvement social en France depuis les mobilisations contre la Loi Travail du printemps 2016.
Jusqu’à cette année-là, les incidents se cantonnaient bien souvent aux fins de manifs aux parcours négociées, encadrées par les services d’ordre syndicaux.
En 2016, ces derniers sont confrontés à des étudiants et lycéens en nombre, se reconnaissant dans l’action radicale, des militants -syndicaux ou pas- estimant que les manifestations « classiques » ne servent au fond pas à grand-chose, ou des adeptes de l’action violente et de la castagne, tous jugeant qu’il faut « déborder » pour se faire entendre.
Cette frange de manifestants va alors exercer de plus en plus de pression sur les services d’ordre syndicaux (les « SO ») des cortèges qui battent le pavé deux fois par semaine, et tentent dans un premier temps de les maintenir dans le périmètre du défilé. Le problème est que cela génère des tensions, parfois des bagarres avec les « gros bras » des organisations syndicales, dont certains sont blessés, au point de mettre en danger la manifestation elle-même. Et les SO vont donc finir par les laisser passer, s’extraire, installant une bonne distance entre cette foule hétéroclite et le rassemblement « officiel ». A charge pour les forces de l’ordre de « gérer » ce qu’il se passe à l’extérieur du périmètre de l’événement organisé par les confédérations. Chacun son métier, chacun sa mission.
« On » et « Off »
Ce que l’on appelle le « cortège de tête », ou « précortège » est né. Il va grossir au fil des journées de mobilisation. Une sorte de manifestation sans tête officielle, sans représentant, sans cadre. S’y retrouvent des syndicalistes, des militants de gauche et d’ultra gauche, des amateurs d’adrénaline, des curieux, des suiveurs, et tous ceux qui veulent en passer par la violence, l’affrontement avec les forces de l’ordre et vont profiter de la foule pour constituer des black blocs. Invisibles au départ de chacun de ces cortèges, ils prennent forme au fur et à mesure que les k-way noirs, les lunettes de piscine, les gants coqués, les foulards et les cagoules sortent des sacs à dos, donnant finalement à voir une masse sombre en tête avant que n’éclate l’affrontement. « Désormais dans les manifs, c’est comme dans les festivals. Il y a le « On », bien organisé, prévu, et le « Off », plus foutraque, spectaculaire, où tout peut arriver », commente alors un photographe ayant des décennies de mouvements sociaux dans les jambes.
Lors des manifestations contre la loi Travail, le paroxysme de cette violence sera atteint le 14 juin 2016, à l’occasion d’une mobilisation nationale à Paris, avec quatre heures de violents incidents entre le carrefour des Gobelins et l’esplanade des Invalides. Ce jour-là, la préfecture de police de Paris comptabilise plusieurs milliers de manifestants dans le cortège de tête, dont « un millier de personnes cagoulées issues de la mouvance contestataire radicale, qui n’ont eu de cesse de commettre des dégradations entraînant des incidents répétés (…) avec les forces de l’ordre s’interposant pour empêcher les troubles ».[1]
La préfecture fait notamment état de « prises à partie » à proximité du métro Duroc « où les forces de l’ordre, attaquées durant plusieurs minutes par des individus armés, ont dû faire usage de grenades lacrymogènes puis du canon à eau pour se dégager et faire cesser des attaques d’une extrême violence ». Bilan : 24 policiers et 17 manifestants blessés, des dizaines de vitrines et du mobilier urbain brisés.
« Intervenir en amont »
Après ce mouvement, les mobilisations syndicales seront souvent, émaillées d’incidents liés à la constitution de cortèges de tête avec en leur sein la stratégie d’affrontements des black block, notamment les 1er mai 2017 et 2018. A la fin de l’hiver 2018-2019, ceux-ci feront également leur apparition lors des « Actes » des Gilets Jaunes chaque samedi. Ainsi, le 16 mars 2019, à l’occasion de « l’Acte 18 », des violences ont lieu dans le quartier des Champs-Elysées. La police fait face à la constitution d’un black bloc de 1.500 personnes[2], des dizaines de commerces sont pillés, et le restaurant « Le Fourquets » incendié.
Dès lors, l’action des forces de l’ordre va changer. « Jusqu’à présent, on intervenait pour rétablir l’ordre à partir du moment ou des violences et des dégradations étaient commises. Mais dans ce contexte, les prémices de ces infractions sont claires : les mecs s’équipent en face de nous, la foule hors de tout encadrement grossie, les k-ways et les foulards sortent des sacs à dos. On les voit, et on sait que ça va être la merde », témoigne un policier. « Alors, pourquoi ne pas intervenir en amont ? »
La scène se déroule le 1er mai 2019, boulevard du Montparnasse, en tout début d’après-midi. Le gros cortège intersyndical, dont le traditionnel parcours a été déposé et négocié en préfecture, est en train de se mettre en place. A quelques dizaines de mètres des camions sono de tête, en dehors des lignes des services d’ordre, une foule commence à se rassembler. A cet endroit-là, des tenues noires sortent des sacs à dos, on commence à se masquer. Une bouteille est lancée en direction de la police, et se brise sur le macadam. Une compagnie d’intervention postée en amont charge le groupe. Les coups de boucliers force à reculer, les tonfas tombent sur ceux qui trainent : « retournez dans le cortège ! ». « Ce jour-là, on a décidé de changer de stratégie. Plus question de laisser se former le cortège de tête, et dislocation immédiate du black-bloc en cours », explique un ancien conseiller préfectoral. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé le 10 septembre 2018 à proximité de la gare du Nord dans la capitale.
Dissimulation
Si la stratégie a été modifiée sur le terrain, elle a également été adaptée sur le plan judiciaire, notamment au travers de la loi du 20 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations avec « la création d’un délit réprimant le fait de dissimuler, volontairement et sans motif légitime, tout ou partie de son visage, dans une manifestation ou à ses abords immédiats, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis (article 431-9-1 du code pénal) » [3].
Les principes de ce mode d’action de la police et de la gendarmerie en matière de maintien et de rétablissement de l’ordre figurent par ailleurs dans le Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) mis en place en 2020, et détaillé dans un document de 16 pages.
Pour rappel, la règle de base en la matière, en France, est que l’intervention ne doit pas causer un trouble à l’ordre public plus important que celui auquel on tente de mettre fin. Et décider de disloquer de manière musclée un black bloc en cours de formation plutôt qu’attendre qu’il soit en place et puisse agir au milieu de plusieurs millier de personnes, provoquant des heures d’incidents et de dégâts, a été pris en compte dans cette stratégie du « rentre dedans ». Non sans risques toutefois, en raison des mouvements de foules que les charges peuvent générer. Ce qui montre la difficulté du maintien et du rétablissement de l’ordre en démocratie, une affaire de dosage, et d’adaptation permanente.
[1] Communiqué de la préfecture de police de Paris du 14 juin 2016 dans la soirée
[2] Chiffre donné par le ministre de l’Intérieur d’alors, Christophe Castaner
[3] Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), ministère de l’Intérieur, septembre 2020.